vendredi 10 avril 2015

L'HOMME DU BOULEVARD



Tous les matins, il y a un homme qui croise mon chemin. Je presse ou non mon pas selon sa position sur le boulevard. Au croisement Michelet-Voltaire, je peux tranquillement continuer ma route jusqu'à la Porte de Clignancourt. Vers le café des amis, je suis bien, à l'heure, pile. A la poste, je sais que je suis déjà en retard. Mais s'il est la mesure de mon temps - humaine plutôt qu'à quartz - il est surtout empli d'un mystère. Cet homme a des traces de fard et de rouge. Et tous les matins, le temps d'arriver au métro, j'imagine sa vie. Et parfois même plus.

Hypothèse numéro 1 : Il est albinos. Il se maquille, se teint les cheveux et porte des lentilles pour paraître "normal". Le lendemain je regarde ses mains et n'y vois pas de traces de maquillage. L'hypothèse numéro 1 est donc incorrecte. A moins que son albinisme ne touche que son visage ? Ah... Le surlendemain, je me retourne, le suis quelques mètres pour observer sa chevelure et constate qu'il est méché, la base est bien châtain. Y a-t-il des formes du syndrome ne touchant que la peau ? Serais-je en présence d'un cas hyper rare ? J'ai tendance à croire ma vie intéressante, mais là il ne faudrait pas la présumer extraordinaire.

Hypothèse numéro 2 : Il n'est pas maquillé mais mal démaquillé. La nuit il se maquille parce qu'il est transformiste. Il a un numéro spécial chanteuses décédées avec  Edith Piaf le mardi, Marilyn Monroe le mercredi - comme il ne parle pas bien anglais celle-ci est difficile pour lui, mais il s'accroche par respect pour l'icône disparue - Barbara le jeudi, Dalida le vendredi et le samedi - sa meilleure prestation - relâche le dimanche et le lundi. L'hypothèse numéro 2 est bien trop convenue. Je ne la retiens pas.

Hypothèse numéro 3 : C'est un vampire repenti qui se maquille pour vivre au milieu des humains. Las de son destin, il souhaite se confronter à la condition humaine : se lever pour aller travailler, gagner un salaire minable pour payer le loyer d'un appartement trop petit, ne sortir que pour faire ses courses et se nourrir de viande rouge dégueulasse. Cela fait des années qu'il n'a pas pris un vrai repas. Son défaut : la philantropie. Quelle ambition médiocre pour un vampire.

Hypothèse numéro 4 : Il se maquille parce qu'il aime ça. Point. Tous les jours il passe près d'une heure à se farder, se faire resplendissant. Il se regarde et s'aime avec sa cosmétique. Il se sent bien, accompli. Vient le moment de partir pour les ateliers de Saint Ouen. Il travaille à la SNCF. Il met sa parka siglée à la société ferroviaire. Et puis comme chaque matin, au moment de quitter son appartement, il revient à son miroir pour ôter son maquillage. Il devient alors ce quelqu'un d'autre qu'il n'est pas. Celui qui convient au regard des autres, mais pas au sien. Il ne croisera pas de miroir de la journée pour ne pas avoir à se détester, lui et sa lâcheté de ne pas s'affirmer tel qu'il est aux yeux du monde. Au moins à ceux de ses collègues, de ses amis, de ses parents, de sa femme, de ses enfants. J'aime bien cette hypothèse, bien qu'elle soit triste. Et pourtant j'aime à croire que les traces qui demeurent sur son visage sont les preuves de sa volonté de ne plus se cacher. Et qu'un matin d'été je verrais l'homme du boulevard Michelet tel qu'il est vraiment. Magistral et fier.

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