
Depuis qu'elle avait fait rénover deux maisons, elle avait ses entrées chez messieurs Leroy et Merlin. Elle connaissait les allées comme sa poche, claquait la bise aux hommes aux chemises vertes et obtenait en un clin d'oeil une coupe en biais. Elle pouvait s'enorgueillir de cumuler millions de points sur sa carte maison, moultes avantages et ristournes à gogo...
Si elle avait percé les secrets du MDF, de la sous-couche, du parquet stratifié, du mat/satin/brillant, de la scie circulaire, égoïne et sauteuse, de la perceuse, de la ponceuse, de la défonceuse, du composteur... elle se refusait à franchir le point de non retour qui l'entraînerait dans un monde obscur. Jamais, non jamais plus on la verrait au bout d'un lotissement où le cerisier de derrière est abattu pour construire un pavillon identique, où les monospaces côtoient les petites citadines de Madame, où tous les dimanches matins les tondeuses à gazon s'adonnent à leur valse diabolique, où dès que sonne l'été les coffres de toit remplis ras la gueule font la route jusqu'au mobil home à 15 minutes de la mer...
Et pourtant, un samedi anodin elle commit l'irréparable : elle acquit chez Leroy Merlin un KARCHER (aussitôt prénommé Sharky...) - si pratique pour nettoyer les pavés de sa cour audonienne, décrasser un mur avant de le peindre et pourquoi pas... laver Fabienne. C'était sans doute le début de la fin, la chute inexorable vers le taille-haie électrique, le compresseur, le GPS, la friteuse, le pistolet à peinture, la scenic, le labrador, l'exil en zone 6...